Les informations visuelles que tout enseignant récupère pendant son cours à propos des élèves sont essentielles mais encore peu étudiées. L’objet de l’étude décrite ici est justement de déterminer leur nature, via un outil encore peu utilisé en ce contexte : des lunettes mobiles à capture du regard (mobile eye trackers). Cette étude menée par le LSE (Grenoble) et le LIP6 (Paris) montre qu’avec l’expérience les enseignants acquièrent une sensibilité qui leur permet de superviser visuellement les élèves de leur classe, et ce de manière sélective, en se centrant sur les élèves ayant le plus de problèmes.

 

Regarde-les tous !
Un des conseils les plus fréquemment donnés aux enseignants débutants, mais aussi à tout orateur, est de ne pas rester les yeux collés au tableau et sur ses notes, mais de balayer du regard l’ensemble de l’assistance. Les effets attendus sont multiples, d’une part, de détecter de possibles indices de (non-)compréhension de la part des élèves ; d’autre part, de montrer à ces derniers qu’on est justement soucieux de cette compréhension, ce qui peut les rendre plus participatifs et moins sujets à des comportements dérangeants (pour les plus jeunes).
Si l’on utilise des termes de la psychologie ergonomique, le premier effet correspond à une activité de supervision ; le second à une activité de contrôle. Dans cette perspective, le travail de l’enseignant en classe est  de maintenir les élèves de la classe en situation d’apprendre, et ces deux activités fonctionnent comme deux éléments d’une boucle : récupérer de l’information de la classe pour agir sur elle, puis récupérer de l’information, etc.

 

Des recherches sur l’attention visuelle des enseignants
Les recherches en sciences de l’éducation se sont depuis longtemps intéressées à la question de la perception visuelle des enseignants en situation d’enseignement et ont élaboré deux concepts : le groupe de pilotage, ou de référence (“steering group”) et l’hypersensitivité (“withiness”).
Un groupe de pilotage est un groupe d’élèves qui est fréquemment supervisé (en termes de performances, de comportement), de manière à ce que l’enseignant puisse décider de la suite du travail à donner, de rétroactions à donner, etc. L’hypersensitivité, c’est la capacité de l’enseignant à avoir « des yeux dans le dos » et à faire en sorte que ses élèves agissent comme s’il en avait. Ces deux concepts sont liés à la supervision mais ont bien sûr des liens avec le contrôle. Toutefois, ils n’ont guère fait l’objet d’investigations directes, c’est-à-dire en s’intéressant à déterminer quels étaient les élèves que les enseignants regardaient réellement en classe, quelles pouvaient être leur caractéristiques, et si cette activité pouvait avoir une relation avec la qualité du travail scolaire, ou des relations enseignants-élèves. Par exemple, les travaux sur le groupe de pilotage ou de référence ne s’accordent guère sur les caractéristiques des élèves le formant : est-ce que ce sont les meilleurs ? les plus faibles ? combien seraient-ils ?

 

La méthode
Nous avons demandé à 4 enseignantes de CP, CE1 ou CE2 (2 novices, enseignantes-stagiaires et 2 expérimentées, avec au moins 20 années d’expérience) de mener une séance de mathématiques de 45 min en étant équipées de lunettes à capture du regard. Ces lunettes permettaient d’enregistrer, toutes les demi secondes, ce que fixe l’enseignante (tableau, élève, cahier, etc.)  L’ensemble de la classe était également filmé et enregistré. Les séances se sont passées au même moment de l’année scolaire.
Des informations sur le niveau des élèves en mathématiques, mais aussi sur leur comportement, ont été demandées par questionnaire à leurs enseignantes. Deux observateurs au fond de la classe étaient chargés d’évaluer la qualité des relations enseignant-élèves avec un outil standardisé, le CLASS (Classroom Assessment Scoring System). Par souci de clarté nous ne reporterons pas les résultats à propos de cette variable dans ce billet.
L’ensemble des données de regard enseignante–élèves (soit plus de 5 000 fixations par enseignante) a ensuite été reporté par deux codeurs dans le logiciel de fouille de données éducatives UnderTracks développé par le Laboratoire d’informatique de l’université Grenoble Alpes.

 

Quelques résultats
Tout d’abord, nous avons analysé le pourcentage de regards dirigé vers chaque élève pendant toute la leçon. La Figure 1 suivante montre ces valeurs décroissantes, pour une enseignante expérimentée. Deux constats peuvent se faire : tout d’abord, tous les élèves sont vus, même peu de temps (la durée totale de fixation de l’élève le plus fixé est d’environ 80 s, celle de l’élève le moins vu,  environ 14 s). D’autre part, nous pouvons séparer les élèves de la classe en deux groupes (voir Figure 1), celui de gauche pouvant être nommé « groupe de pilotage » puisqu’il fait l’objet de plus de regards que les autres.

fig1 dessus luego
 
Figure 1 – Distribution du pourcentage de temps de fixation des élèves de l’enseignante n° 4 (durée 44 min,  24 élèves, 3129 fixations au total).
La présence d’un « groupe de pilotage » qui serait plus fréquemment supervisé ne se retrouve que chez l’autre enseignante expérimentée. Les enseignantes débutantes fixant fréquemment un nombre beaucoup plus limité d’élèves (un ou deux).

 

Ensuite, nous nous sommes intéressés à déterminer si la durée de fixation pouvait être liée à certaines caractéristiques d’élèves. La Figure 2 ci-dessous reporte, pour la même enseignante, le pourcentage de ses fixations sur ses élèves, rangés dans le même ordre que sur la Figure 1. La ligne discontinue indique le niveau comportemental des élèves (plus le score est élevé, mieux l’élève se comporte en classe), les barres leur niveau en mathématiques (plus le score est élevé, meilleur est l’élève en mathématiques). Nous pouvons constater visuellement que ces deux scores sont inversement reliés au pourcentage de fixations visuelles : l’enseignante fixe donc plus fréquemment les élèves ayant des problèmes.
Il faut noter que ce pattern de résultats se retrouve chez l’autre enseignante expérimentée, mais pas chez les deux enseignantes débutantes.
 

fig2 dessus luego
Figure 2 – Représentation du niveau comportemental (lignes) et en mathématiques (barres) des élèves de l’enseignante n° 4, rangés dans le même ordre que la Figure 1.

 

Regarde-les tous, mais choisis bien ceux que tu regardes le plus !

Cette étude montre qu’avec l’expérience les enseignants acquièrent une sensibilité qui leur permet de superviser visuellement les élèves de leur classe, et ce de manière sélective : en se centrant sur les élèves ayant le plus de problèmes. De plus, en se centrant sur un petit sous-ensemble d’élèves bien choisis, cela leur permet certainement de déduire où en sont les autres élèves, même s’ils sont moins regardés. Les enseignantes débutantes, ayant une charge mentale bien plus importante, ne peuvent superviser un si grand groupe de pilotage et ne peuvent se centrer que sur un ou deux élèves, qui posent le plus de problèmes (souvent, des problèmes comportementaux). Toutefois, vu le faible nombre d’enseignants ayant participé à l’étude, il convient de réaliser de nouveaux travaux pour confirmer ces premiers résultats.

 

Note
Cette recherche interdisciplinaire (sciences de l’éducation et informatique) a été menée par Philippe Dessus, Olivier Cosnefroy (tous deux au LSE, Univ. Grenoble Alpes) et Vanda Luengo (LIP6, Univ. Pierre-et-Marie-Curie, Paris). Elle a bénéficié d’un financement du Pôle Grenoble Cognition. Les auteurs remercient les enseignantes ayant participé à l’expérience ainsi que leurs élèves, les deux codeurs, Michèle Arnoux et Mathieu Louvart, ainsi que Luc Sindirian et Pascal Bilau, de l’inspection académique du Haut-Grésivaudan, Isère.

Elle a fait l’objet d’une communication orale à la conférence EC-TEL (Lyon, septembre 2016) et sa référence est Dessus, P., Cosnefroy, O., & Luengo, V. (2016). “Keep your eyes on ‘em all!”: A mobile eye-tracking analysis of teachers’ sensitivity to students. In K. Verbert, M. Sharples, & T. Klobučar (Eds.), Adaptive and adaptable learning. Proc. 11th European Conf. on Technology Enhanced Learning (EC-TEL 2016)(pp. 72–84). New York: Springer, LNCS 9891.

 

Contact :
Philippe Dessus, LSE, Univ. Grenoble Alpes, Philippe.Dessus(@)univ-grenoble-alpes.fr
Pour plus d’informations sur les données recueillies : http://superviseur.lip6.fr

 

Références :
Sur le contact visuel dans l’enseignement :
Zeki, C. P. (2009). The importance of non-verbal communication in classroom management. Procedia - Social and Behavioral Sciences, 1, 1443–1449.

Sur le groupe de pilotage :
Wanlin, P. (2011). Elèves forts ou faibles : qui donne le tempo ? (Thèse de doctorat de sciences de l'éducation), Université de Liège, Liège.

Sur l’hypersensitivité (whitiness) :
Pelletier, J.-P., & Jutras, F. (2008). Les composantes de l’entraînement à l’improvisation actives dans la gestion des imprévus en salle de classe du niveau secondaire. McGill Journal of Education, 43(2), 187–212.

Sur UnderTracks :
Bouhineau, D., Luengo, V., Mandran, N., Ortega, M., & Wajeman, C. (2013). Conception et mise en place d'un entrepôt de traces et processus de traitement EIAH : UnderTracks. In C. Choquet, P. Dessus, M. Lefevre, J. Broisin, O. Catteau, & P. Vidal (Eds.). Conférence EIAH 2013 (pp. 41–42). Toulouse : Presses de l’IRIT.